Bonjour, D Edgerton ( Se déconnecter )
Histoire Globale

Le neuf ne remplace pas toujours l'ancien
Entretien avec David Edgerton

Propos recueillis par Thomas Lepeltier

Mis à jour le 26/02/2015

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Nombre des objets que l’on utilise aujourd’hui ont survécu aux innovations.

Alors que l’on entend tous les jours que les nouvelles technologies sont en train de révolutionner notre vie, de notre santé à nos façons de faire la guerre, en passant par nos manières de communiquer, David Edgerton, professeur d’histoire des sciences et des techniques au King’s College de Londres, nous rappelle que notre monde fonctionne d’abord à partir d’anciennes technologies, comme le moteur à explosion. Dans son livre Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale (2008), il développe ainsi une approche historique qui ne se concentre pas sur les innovations, mais s’intéresse à la façon dont les sociétés se les approprient et les utilisent. Cela permet de réaliser que, finalement, l’ancien joue souvent un rôle plus important que le nouveau. De ce fait, une telle approche bouscule la façon classique que l’on a de concevoir le rôle de l’innovation dans le développement de nos sociétés et redonne une dimension politique à l’histoire des techniques.


Dans votre ouvrage Quoi de neuf ?, vous contestez les analyses classiques de 
la technologie et de l’innovation en soutenant que la plupart des technologies que nous utilisons sont moins modernes que nous aimons le croire. Pourtant, le nouveau n’est-il pas destiné à remplacer l’ancien ?


Le problème fondamental vient de notre compréhension implicite de la signification de la « technologie ». C’est un terme qui évoque de nouveaux objets aux premiers stades de leur cycle de vie qui peuvent potentiellement influencer la société. Mais si nous sortons des limites imposées par cette conception de la « technologie », le monde commence à apparaître très différemment. En nous demandant quels types de machines, d’objets techniques ou d’appareils se sont diffusés dans le monde, nous ne pouvons que constater que notre monde est plein de nouveaux et d’anciens objets, ainsi que d’objets qui sont à la fois nouveaux et anciens, de telle sorte que cela n’a pas de sens de distinguer radicalement entre le nouveau et l’ancien.


Il devient ainsi assez stupide de considérer que la seule chose qui change le monde, ce sont des objets comme le smartphone, alors qu’il est évident que les vingt ou trente dernières années ont aussi vu une expansion massive des voitures à moteur, des bateaux, du ciment, de l’acier, du charbon, etc. De même, si le préservatif a vu son utilisation baisser à partir des années 1960, il l’a aussi vu augmenter très rapidement depuis les années 1980. Autre exemple : le tuk-tuk, fabriqué en Inde dans les années 1950, se trouve maintenant partout dans le monde. Pareil pour le vélo-taxi qui s’est aussi beaucoup répandu. On peut le trouver dans les quartiers de la petite bourgeoisie de Bogotá, et dans les villes pauvres du Nicaragua. Bien que ces « inventions » soient anciennes (et certaines, par leur origine, sont très anciennes), elles sont aussi en pleine expansion.


L’important est donc de noter que nous fabriquons toujours des anciens et des nouveaux objets dans le monde. Or, dans de nombreux cas, l’ancien se répand plus vite que le nouveau. Par exemple, au Cambodge, qui a connu une croissance rapide depuis les années 1980, il n’y a pas d’abattoir moderne depuis que l’abattoir municipal de Phnom Penh construit par les Français a été fermé. Du coup, les élevages de porcs dans les arrière-cours se multiplient, mais pas les élevages industriels modernes. La démolition de navires à la main en Inde et au Bangladesh est également une illustration parfaite de ce phénomène où des pratiques anciennes en viennent à remplacer de plus modernes.


La guerre fournit aussi de nombreux exemples de cette relation complexe entre le nouveau et l’ancien : les guerres catastrophiques au Congo, où des millions d’êtres humains sont morts, ont été accomplies avec des armes légères ; les insurrections en Irak et en Afghanistan ont été menées avec des armes légères et des engins explosifs artisanaux ; on peut aussi mentionner la multiplication des attentats-suicides (employés d’abord par la guérilla tamoule au Sri Lanka dans les années 1980), ainsi que les barils de bombes jetés à partir d’hélicoptères en Syrie. Ce sont autant d’exemples qui contredisent la vision de certains intellectuels et « gourous » pour qui, immergés qu’ils sont dans l’idéologie d’un monde dématérialisé, il n’y aurait rien d’important en dehors d’Internet et des « nouvelles technologies ».


Qu’est-ce qui ne va donc pas avec notre compréhension actuelle de l’innovation et 
avec la façon dont nous écrivons l’histoire 
de la technologie ?


Actuellement, nous ne disposons pas de bonnes histoires de l’innovation. Ce que l’on trouve dans les livres d’histoire ce sont des affirmations souvent douteuses sur le sujet, comme celle qui voudrait que les innovations aient été conçues par des individus, avant d’être reprises par des laboratoires d’entreprise, pour se diffuser ensuite dans la société. En réalité, les inventions proviennent de toutes sortes de lieux et leur diffusion ne suit pas un chemin linéaire. De même, les livres d’histoire ont tendance à confondre histoire de l’innovation et histoire des objets techniques. C’est un amalgame malheureux qui conduit à voir 1900 comme l’âge de l’électricité, 1800 comme l’âge de la vapeur et ainsi de suite. Or l’impact d’une technologie ne se situe pas nécessairement à l’époque de son invention. Cette approche historique ne nous dit rien non plus des objets techniques qui étaient utilisés à telle ou telle époque. Il y a donc là toute une histoire à écrire.


Cela veut-il dire que nous devrions nous concentrer davantage sur l’utilisation que 
sur l’innovation ?


Nous devons nous concentrer sur les deux, mais séparément. L’innovation et l’utilisation sont reliées, évidemment, mais leurs histoires sont différentes. Si nous voulons connaître les relations entre les personnes et les machines, entre la société et les techniques qu’elle utilise, nous devons enquêter sur ce qui est en cours d’utilisation, pas sur ce qui est inventé. Ce qui importe pour la santé humaine, la vie des gens ou les méthodes de guerre, ce sont les machines et les techniques qui sont utilisées. Cela semble trivial. Pourtant, la plupart des récits historiques sur l’évolution de la technologie ne tiennent pas compte de cette évidence.


Certes, on pourrait objecter que l’utilisation suit l’innovation ! Ce serait l’innovation qui serait donc l’élément historique important. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Nous opérons toujours un choix entre une multitude d’innovations. Et il peut s’écouler beaucoup de temps avant que les innovations choisies deviennent largement utilisées.


Vous critiquez l’idée, largement acceptée, que l’innovation est un moteur du développement économique. Pourriez-vous expliquer cette critique contre-intuitive ?


Je ne dis pas que cette idée est fausse. Il est évident que des innovations ont stimulé le développement économique et transformé en grande partie le monde. Mais il est difficile de déterminer précisément quelles sont les techniques qui ont joué un rôle important dans ce développement et à quel degré. Qui plus est, je suis très sceptique sur les récits habituels que l’on entend, notamment vis-à-vis de l’idée que la relation entre l’innovation mondiale et la croissance mondiale est reproduite au niveau national. On suppose ainsi qu’il y a, ou qu’il devrait y avoir, une relation directe entre l’innovation et la croissance économique d’un pays. Les politiques de recherche sont d’ailleurs souvent basées sur cette croyance. Or il n’y a pas de telle relation, et aucune raison de s’attendre à ce qu’il devrait y en avoir une.


La raison en est très simple : dans la mesure où la croissance économique d’un pays dépend de nouvelles techniques, la principale source de ces nouvelles techniques ne se trouve pas dans le pays en question, mais dans les autres pays, notamment les plus riches. Par exemple, la croissance économique spectaculaire de la Chine n’a pas été le résultat d’innovations chinoises. De même, l’énorme investissement du Japon en recherche et développement (R & D) a eu une influence négligeable sur son taux de croissance pendant de nombreuses années. Certes, la R & D au niveau mondial contribue à la croissance mondiale, et la R & D au niveau national contribue à la croissance mondiale, mais la R & D au niveau national apporte une contribution très limitée à la croissance nationale. La croyance selon laquelle cette R & D au niveau national serait un facteur de croissance pour un pays n’est rien d’autre qu’une illusion, hélas très commune, de technocrates nationalistes.


Il est vrai que ceux qui s’intéressent à l’innovation pour des raisons professionnelles sont souvent à la recherche d’argent public et font, pour cette raison, des déclarations grandioses sur le rapport de l’innovation au développement du pays. C’est un élément central de leur business. Il n’est donc pas surprenant qu’ils fassent un amalgame entre l’innovation et l’utilisation au niveau national, car leurs demandes s’adressent à leur gouvernement.


Votre travail nous amène à repenser la place 
de l’innovation dans l’histoire. Comment 
devrait-elle changer notre compréhension 
des derniers siècles ?


Une fois que nous nous serons débarrassés de l’hypothèse que l’innovation nationale est intimement liée à la prospérité nationale, nous pourrons commencer à écrire des histoires de l’innovation plus sensées. Par exemple, si la France n’a inventé ni la voiture, ni l’avion, elle s’est très bien portée dans ces deux secteurs, en particulier avant 1914. À un niveau plus général, on pourrait sûrement soutenir que vers 1800, la France, mais pas la Grande-Bretagne, était la grande nation scientifique. C’était pourtant, à l’époque, la Grande-Bretagne qui était plus développée sur le plan industriel. Il faudrait également être un technocrate nationaliste aventureux pour prétendre que la montée en puissance des États-Unis a été la conséquence de son ascension en tant que nation scientifique.


Un autre point crucial est que les processus fondamentaux dans l’évolution technique ne sont pas la création et l’innovation, mais plutôt l’imitation et l’adaptation. Nous sommes tous appelés à imiter de plus en plus souvent. Des millions et des millions de personnes apprennent ainsi à utiliser un smartphone ou un compte Twitter en imitant. Partout où l’on regarde, l’imitation est en jeu – partout les institutions, les programmes politiques sont répliqués. D’ailleurs, qu’est-ce que la mondialisation sinon un processus d’imitation ? Mais, pour nous rassurer, nous avons peut-être besoin de nous convaincre que nous sommes créatifs, originaux, innovants.


Vous êtes critique vis-à-vis de la vision de l’innovation qui met l’accent sur la fatalité. Pour vous, le fait que certaines innovations aient un impact sur la société est une question de choix, pas de nécessité. Est-ce que cela signifie que nous devrions voir l’innovation en termes de politique, et non pas simplement en termes de développement technologique ?


Nous devons effectivement nous demander qui invente quoi et pourquoi. Puis nous devons nous demander qui peut choisir entre les inventions à développer. L’idée de l’inévitabilité du changement technique est absurde, comme cela apparaît clairement dès que l’on fait un bilan historique des inventions. Beaucoup plus de choses sont inventées qu’il y en a d’utilisées. Seuls 10 % des brevets environ seront un jour exploités, c’est-à-dire que 90 % seront rejetés. Ce qui est normal. Cela n’aurait aucun sens de développer tout ce qui est inventé.

David Edgerton

Historien des sciences et des techniques, il a notamment publié Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, trad. fr. Seuil, 2013.

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